Mots Écrits: déterrer les mots des femmes, archives de femmes, histoire de femmes: les féminicides (2)

La poétesse Pramila Venkateswaran écrit des poèmes féministes qui avec humour et rigueur parlent de la vie des femmes et de leurs batailles pour leur émancipation et leurs droits. Pour elle son travail n’aurait que peu de sens si elle ne pouvait pas le lire à voix haute ce qui lui permet d’entrainer son audience dans l’expérience du poème en faisant vivre le texte.

Pour Mots Écrits il importe de donner vie aux archives de femmes, histoire des femmes qui étaient emprisonnées dans des cartons d’archives. Le son des voix donne à ce texte venu d’outre-tombe une vie sans filtre tel qu’il est. Sophie Bourel explique «on tire le bouchon de la lampe du génie et d’un coup il y a quelque chose qui surgit; c’est ce parfum-là, cette vie-là, cette trace et c’est cette trace qui va réveiller l’imaginaire des spectateurs qui ne font qu’écouter ce que la personne lit. Les archives deviennent vivantes!» 

Mais avant de pouvoir lire à haute voix, il faut constituer le corpus de textes. Quand nous l’avions rencontré un matin, c’était une belle journée pour elle, elle venait de recevoir des documents d’un département français. Elle nous accueillit avec un bonjour de joie comme si elle venait de découvrir un trésor. 

Ce qui l’avait réjoui était l’arrivée d’une archive anonymisée comme elles doivent l’être lorsqu’elles viennent de fonds d’archive de moins de 75 ans. Il s’agissait d’un crime sur une femme survenu après des années d’alertes et comme encore aujourd’hui une femme qui se retrouve seule devant son agresseur qu’elle ne connait que trop bien. Le 16 septembre 2019, la 105ème victime de féminicide de l’année, a été frappée par son ex conjoint de 14 coups de couteau, au Havre en plein jour dans un supermarché devant ses enfants de 2, 4 et 6 ans. Elle s’appelait Johanna. Elle avait déjà déposé deux plaintes dont la dernière en aout 2019 toutes deux classées sans suite. 

Les femmes victimes de féminicide ont prévenu, appelé à l’aide, et elles sont restées seules, elles sont mortes, abattues avec un fusil de chasse, une arme à feu, poignardées, étranglées, battues à mort. 

Au début de son travail Sophie Bourel voulait mettre en relation toutes les femmes tuées de façon similaire à travers les temps. Elle avait créé une liste de tombeaux, comme elle l’avait appelée, de femmes tuées, il y en avait 78 puis 80 et cela ne s’arrêtait pas. L’idée était de former une sorte d’écho, entre la femme tuée il y a cinquante ans ou avant et la femme décédée de la même manière en 2019, elle voulait les relier dans la mort par le mode opératoire, par le lieu où elles avaient été trouvées, etc. Et puis son projet a évolué. Sans renoncement, elle l’a transformé en raison de l’inévitabilité des meurtres de femmes, du caractère inexorable du décompte des corps tombés sous les coups des hommes. L’artiste constate que la liste des femmes féminicidées en 2019 ne s’arrête jamais.

En poursuivant sa recherche dans les archives, elle s’est aperçue que les assassinats de femmes au 19ème siècle étaient si nombreux que les mises en relation entre femmes féminicidées auraient été incommodes et « de toute façon cette liste n’a ni commencement ni fin» précise-t-elle.

La composition du corpus est la vraie difficulté du projet; il faut une diversité d’archives, de matériaux, pour que 50 minutes de performance de lecture à voix haute ouvrent les consciences, les réflexions sur l’omerta qui a si longtemps régnée sur la vie des femmes, leurs histoires invisibles. 

De ce travail de puzzle elle veut montrer que les morts sont chargées de signaux sociétaux qui en disent long sur le silence entourant la subjectivation des femmes. L’artiste se demande pourquoi nous en sommes toujours là. Ce qui lui est intolérable c’est ce système qui consiste à faire d’une différence une hiérarchie ; suivant les mots d’Édouard Glissant, elle ajoute, «je cherche donc à agir dans mon lieu et à penser avec le monde dans lequel je vis.»

Mots Écrits: déterrer les mots des femmes, archives de femmes, histoire de femmes: les féminicides (1)

Chaque premier janvier, les bonnes résolutions sont prises, et puis il y a la première de l’année, assassinée par son conjoint ou ex.  Le 12 aout elle était la 88ème ou peut être la 89ème elle avait 71 ans. Il n’y a pas d’âge pour être tuée par son partenaire ou ex. Le 27 septembre 2019, la nouvelle tombait, la 111ème victime de féminicide de l’année en cours avait été découverte. 

L’épidémie est mondiale et quasi permanente pratiquement invisible à l’œil politico économique, dominée par le patriarcat, habitué à ne voir que les enjeux stratégiques, «sécuritaires,» qui occupent le devant de la scène publique. En France, le gouvernement organise cette année un Grenelle (Une conférence regroupant de nombreuses organisations) «violence contre les femmes» du 3 septembre au 25 novembre arguant qu’il faut trouver des solutions globales à ce fléau, mais sans envisager jusqu’à présent le déblocage de nouveaux financements.

L’Espagne a consacré 200 millions d’euros pour lutter contre les violences conjugales considérées parfois comme du «terrorisme misogyne.» L’Espagne a reformée son système pénal en 2004, créant 106 tribunaux et un parquet spécialisé. En 15 ans le nombre de femmes tuées par leur conjoint chaque année est passé de 71 à 43.  En comparaison, la France affiche des résultats médiocres avec ses 79 millions d’euros promis. Or, la Fondation des Femmes estime qu’il faudrait entre 500 millions et 1 milliard d’euros de budget pour lutter efficacement contre les violences conjugales à elles seules. Le budget alloué au Secrétariat à l’Égalité femmes-hommes présenté le 25 septembre 2019 pour l’année 2020 a baissé de 25.750€ par rapport à 2019 (budget 2019:  29.871.581€ ; budget 2020: 29.845.831€). Comment une telle réalité de vie et de mort pour plus de la moitié de la population peut-elle non seulement avoir persisté mais ne pas constituer une priorité sociétale? Et pourtant, il y a eu écrits, études et autres formes de recherches et d’information sur ce fléau qui s’abat sur des femmes prises dans un tourbillon de violences de la part de leur proches ou ex, et pour quels effets?

L’invisibilité des crimes sur les femmes vient du fait qu’ils sont mal nommés comme le rappelle Amélie Gallois dans «On tue une femme,» pire encore ajoute-t-elle, «mal nommer un objet c’est lui en substituer un autre.»

Jusqu’en 1975, l’adultère était considéré comme une circonstance atténuante dans le cas d’un meurtre commis par l’époux sur son épouse : seuls les époux étaient excusables. En Italie, le crime d’honneur n’est aboli que depuis 1981. Dans sa thèse intitulée «Le crime passionnel. Étude du processus de passage à l’acte et de sa répression», Me Habiba Touré explique «à l’époque, l’homme qui tuait sa femme était un romantique».

En France, ce n’est que depuis 25 ans, que le crime conjugal est devenu une circonstance aggravante du meurtre/assassinat (Décret no 94-167 du 25 février 1994 modifiant certaines dispositions de droit pénal et de procédure pénale). En 2006, cette disposition sera élargie aux concubins, «pacsés» et aux «ex», le meurtre sur un conjoint, pacsé concubin ou ex étant puni de la réclusion criminelle à perpétuité (à noter que le code pénal ne pose que des peines plafonds et non des peines planchers; le juge étant libre de condamner « le mis en cause » à une peine bien moindre). Depuis quelques années, les associations féministes emploient le terme «féminicide» (le meurtre d’une femme/fille pour le fait qu’elle soit femme/fille, que ce soit dans la sphère intime, non intime ou publique) pour parler des violences conjugales et militent pour sa reconnaissance pénale.

Comme souvent, l’art doit venir à la rescousse pour sortir des mythes qui ont permis le patriarcat, et revenir à la réalité.  La performance dans les lieux publics possède les qualités de la dissidence et aussi de la conscientisation nécessaire.  

Suite à la grande collecte des archives de femmes de 2018, l’artiste Sophie Bourel a conceptualisé un projet de mise en espace de lecture à voix haute intitulé Mots Écrits, à partir de la réalité des textes d’archives de femmes pour mettre sur la scène une histoire des femmes qui a été invisibilisée. Les textes seront lus à voix haute par des amateur.es qui auront été formées par l’artiste. Sophie Bourel croit, en effet, en la force de la lecture à voix haute qui est à la fois un art exigeant et accessible à toutes et tous, «et cela fait du bien mécaniquement.»